« Les points de broderie sont comme des pas, les lettres sont comme une promenade dans la langue, le texte et la couleur. »

C’est en ces termes que Christine Masduraud décrit sa manière d’aborder en tant qu’art, dès 2010, la technique de la broderie, apprise enfant auprès des femmes de sa famille du Limousin. Un art de tisser qui, entre les doigts de Pénélope, par exemple, se fait et se défait patiemment, chaque jour, afin de se saisir de la trame, de s’emparer de son destin pour contrer les prétendants briguant le pouvoir. Broder donc, un savoir-faire ancestral, éminemment féminin et politique, un espace de création où les mots, d’abord, dans la pratique de l’artiste, sont les protagonistes principaux. Leur sens premier semble a priori simple à déchiffrer, mais apparaît vite polysémique, notamment lorsqu’un mot, seul, se répète en unité infinie, se juxtapose, change de couleur, voire que son unité est éclatée, disséminée sur l’espace du coton en toile délicatement tendue. Il arrive que les lettres brodées se tiennent à la frontière du visible, ou encore qu’un mot tissé sur une vaste toile-étendard livre son message avec une évidence presque nue : « Together » – « Ensemble »…

Mais qu’il s’agisse de broder un mot unique, des phrases formant poème, des noms qui rendent hommage, des images archétypales, il y a toujours un texte qui vient à l’esprit, raconte, trame. « Tout texte est frère du mot textile. Né du verbe latin textere, qui signifie “tisser’’, tout texte est un tissu, une trame de mots. » Une même origine étymologique que Christine Masduraud, psychanalyste depuis plus de vingt ans, souligne car, dans tout texte, tout langage, s’exprime une relation à l’autre. Et cette relation, pour l’artiste, rencontre la notion de soin, en lien avec son expérience de thérapeute et sa pratique de l’ostéopathie. Aussi, si les mots sont prégnants, d’autres motifs sont récurrents, dont les mains, et il y a dans ce travail une présence dynamique du corps, à l’instar de manifestations de la pensée.

Au sein de cette exposition en diptyque, on trouve un ensemble de six broderies représentant des mains, ainsi que la « grande tête » intitulée « Together », toutes exposées dans le premier volet consacrée à la pratique en solo de l’artiste. Le deuxième volet expose des œuvres qu’elle a co-créées, depuis 2023, avec des femmes exilées, accompagnées par l’association B comme Bombyx (Montpellier). Ce projet collaboratif qui s’est développé autour de l’œuvre Là où commence la mue – titre choisi pour l’exposition –, réunit chaque semaine des femmes qui brodent avec l’artiste dans son bel atelier. Elles font communauté, au-delà des langues impartageables, autour du langage du fil, de l’art.

Là où commence la mue s’inscrit ainsi dans le sillage d’une œuvre engagée, qui n’a de cesse d’interroger, en en tirant les fils, la vérité de nos liens, à la recherche d’un « vivre ensemble » essentiel, et urgent.

Des liens entre les mains

Dans la première section de l’exposition, les six tableaux de mains schématiques renvoient d’emblée à la question du faire, de la sensualité, de l’empreinte singulière et, bien entendu, du lien. Les sept œuvres choisies pour ce premier volet, comprenant également l’immense tête intitulée Together, racontent des histoires où, explique l’artiste, il y a toujours une « trame qui relie corps et symbolique, corps et signifiant. » Des liens entre les mains, la métaphore file en broderies… La main jaune, avec ses fils jaune or coulant en drippings à partir des phalanges, peut incarner le symbole même du travail de broderie, autant qu’une sorte de talisman à visée curative, qu’une image-totem. Dans I’ve Never Done It Before, des mains de différentes couleurs, les doigts reliés par des fils polychromes, se rassemblent en s’étirant vers un ciel hors champ. Au cœur de leur réunion, le récit de chacun.e est là, en filigrane, participant à une communauté que l’on devine multiculturelle. Par là, cette œuvre ouvre sur le second volet de l’exposition qui présente des pièces réalisées en collaboration avec les femmes en exil. « Là où la carte découpe, le récit traverse», Michel de Certeau Des fragments de cartes géographiques sont dessinées au fil sur de grands visages photographiés, telles des cicatrices marquant l’épiderme de ces déracinées, désormais en terre inconnue. Pour réaliser les portraits en noir et blanc de la série « Des visages-des villages », l’artiste a d’abord sollicité la photographe Marie Clauzade, et a ensuite travaillé sur ses frontières territoriales à broder avec les femmes venues de « là-bas », de zones de conflits, plus ou moins lointaines. Les lignes sinueuses qui courent sur la peau disent les stigmates, comme : « Je viens de là ». De même, les maisons taillées dans le tissu (série « Les Vies Majuscules »), brodées de quelques détails, donnent corps à ce qui est perdu, à ce refuge qui, hier, était son refuge. Et former un archipel, avec une vingtaine de petites îles qui dévoilent, une à une, quelque chose de chacun de ces « destins minuscules » : la broderie d’un objet, d’une fleur, d’un symbole abstrait, d’une situation issus de son histoire, de son pays.

Broder/Border : « Là où commence la mue »

Broder les borders – les « frontières » – et, finalement, La grande carte du monde, cousue de ses territoires souffrants auxquels on redonne corps dans le coton, que l’on se remémore, avec ses arrachements. Le drame se lit dans la trame, les drames se relient en constellation sur une ample toile figurant un planisphère coloré, et sur laquelle on lit, à la façon d’un sous-titre : « Là où commence la mue ». Mais où commence-t-elle, exactement, cette mue ? Peut-être là où le lieu de la métamorphose et des origines s’emmêlent, s’écorchent, comme si les barbelés, les déchirures étaient partout pour le peuple des exilé.es. « J’aimerais recouvrir les barbelés, confie l’artiste. C’est cela que je cherche auprès d’elles : accueillir le récit, et adoucir les barbelés. J’aimerais dé-torsader les barbelés. Tout est à recoudre. »